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L'inhabitable - Ariane Dreyfus -
– Tu es encore avec un recueil d'Ariane Dreyfus à la main ? Tu en as lu combien, depuis le temps ?
– Je sais pas. Je ne compte pas tu sais. Pas assez en tout cas. Pas assez lu. Pas assez dit.
– Qu'est-ce que tu lui trouves ? J'ai lu celui-ci, enfin des petits extraits par ci par là, grappillés de ci de là dans ta bibliothèque ou sur un coin de tes meubles. Elle se fait l'écho d'une blessure toujours à vif, d'un amour qui ne passe pas dans tous les sens du terme : elle n'arrive pas à « l'avaler », cette rupture ni à la ranger dans les placards du passé... Pas de strophes régulières, pas de rimes, pas de tout ce qui fait un poème, non ? Qu'est-ce qui te plaît chez elle ?
– C'est une force vive, cette femme. Un charbon ardent.
Quand elle image, j'ai l'impression que c'est universellement vital et urgent ce qu'elle pose là, sur le papier, et la minute d'après, tu réalises qu'elle t'a ouvert les portes de son intimité. Sans pudeur, sans honte et sans sur-exposition. Elle est là devant toi. Et c'est toi qui vit. Et ce sont tes tripes qui se tordent et te creusent avec doulceur, une brûlure, une entaille à te faire frémir...
– C'est même assez cruel, non ? Elle ne fait pas de cadeau, Ariane, quand elle aime trop et qu'on ne l'aime plus ! C'est vrai qu'elle ne cache rien des sentiments, du désir naissant. Et pour certains poèmes, je te dirai, c'est franchement chaud !
– Arrête, tu es un grand garçon ! Me dit pas que cela t'a choqué, je te croirais pas.
– Ah ! Non, c'est pas cela, comme tu le dis, on en voit d'autres tous les jours. Non, car il y a les mots, la façon dont elle amène les choses, donc tu la suis, tu lis, mais à un moment, je me suis posé et je me suis dit : «wahou, mais c'est carrément hot ! », c'est...
– c'est ? tu penses que c'est vulgaire ?
– Non. Pas du tout, justement. Mais différent. C'est cela, différent. Et à la fois très explicite et sensuel.
– Peut-être est-ce parce qu'elle te livre là les gestes de l'amour, les sensations, les désirs de son point de vue à elle, et de ce fait, celui des femmes en général. On a moins l'habitude de lire ce thème sous cet angle-là en poésie : si les poètes-hommes magnifient le corps de la femme, pourquoi les poètes-femmes n'en feraient pas de même avec le corps de l'homme ? Dans ce recueil, elle te parle d'amour, celui que l'on fantasme, amour naissant fait de désirs et de convoitises, celui que l'on fait, mais sous le seul éclairage féminin, l'homme sous le corps d'une femme, sous ses mots, sous son regard avant, pendant et après, puis celui qui s'en va, que l'on soit prête à le voir partir ou non, que notre cœur ou notre corps en aient fait le deuil ou non. L'inhabitable. Il s'en va – si toutefois, il était vraiment là – mais ne meurt ou ne s'éteint. Alors, il faut vivre avec. Avec ce feu qui brûle, ses larmes et ses colères qui explosent. Et la rancœur aussi...L'amour physique est sans issue faisait dire Serge à Jane.
Je le sais. Mais si je l'avais su.
– Et elle le savait ?
– J'en sais rien. Quelle question ? Enfin, peut-être... – Serait-ce le délitement de la vie après « la bouche de quelqu'un », après la fuite de l'amour-amant ? – avec cette perte énorme quand il lâche la main, ce trou béant laissé, ce désespoir et cette angoisse terrible :
"Je voudrais que l'ami revienne. »Nos conversations, Stéphane, nos poèmes.
Je passe mon temps à ne pas pleurer, penchée.
Sur les tiens dont aucun ne s'effraie même si donnent soif – la gorge va à l'âme – du sexe le sperme, de la peau la sueur, toujours salive au moins langue : autant de sanglots, ce rythme.Les pages, ces joues surmontées.
… Stéphane Bouquet, à qui elle dédie ce recueil, ami-poète, qui a aimé aussi – et souffert – béquille et branche en survie ?
"Comment tu vas ?"
Tu n'es pas de ceux qui prennent dans leurs bras, ton geste, ce sera l'incroyable sourire si j'ai fait un vrai pas. "Comment tu vas ?" Tu attends que je réponde, je vois le pont, et toi de l'autre côté d'eau transparente.
De douleur sans secrets.
Tu ne me plains pas.
Tu m'offres le bain d'eau froide....mais c'est pas cela qui est important.
– Alors, c'est quoi l'important ?
– Le poème. C'est le poème l'important. Le poème, la poésie qui vit. Tant qu'il y aura un lecteur derrière, tant qu'il y aura quelqu'un pour dire, lire et s'émouvoir. C'est cela l'important, non ?
– Tu lâches jamais rien ! Hein ?
– Non. Jamais !
Faut pas...¤ ¤ ¤
Tags : L'inhabitable, Ariane Dreyfus, Poésie contemporaine
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Commentaires
Quelle chronique, mais quelle chronique! Evidemment, je note cette auteure!
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Jeudi 1er Septembre 2016 à 11:28
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C'est une chronique intéressante et captivante. Je ne connais pas cette auteure, je le note dans mon pense-bête. Est-ce que tu peux m'en dire plus ?
Merci Isabelle !
Si tu veux vraiment la découvrir, il vaut mieux ne rien en dire... Peut-être commencer par "la bouche de quelqu'un" ? Et laisser sa poésie venir à soi, sans jugement, sans "avant" ni discours.
Elle voudrait que le lecteur, en lisant sa poésie, entre "tout entier, avec des élans sans réfléchir, par bouffées, ou douces commotions, exactement comme moi je l'ai écrite".