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L'étrangère - Valérie Toranian -
Que faire face à la carapace du silence, non celle de l’oubli, mais au contraire, d’une mémoire trop vive, trop présente ? Comment pouvoir transmettre, se souvenir quand on nous interdit l’accès à notre histoire familiale, si dure et innommable soit-elle ? Comment arriver à retisser ce lien pour se réapproprier ses racines ?
Les parents pensent qu’il suffit de ne pas en parler pour que la douleur s’amenuise, pour que le cœur et l’esprit oublient et qu’on puisse enfin exister. Les enfants s’étourdissent dans des commémorations et des batailles nécessaires contre l’oubli et son travail de sape, au risque de se perdre et ne plus vivre dans cet ici-maintenant qui de toute façon, ne ferait plus sens, sans ce combat mené. Et les petits-enfants entre rien et tout, ne savent pas comment vivre avec, faire comprendre ou partager ce mal-être.
Aravni, Vram (qui se fait appeler Georges), Valérie (que l'on nomme Astrig) sont les 3 générations de l’étrangère qui, chacune à leur manière, vont devoir batailler avec cette horreur que la Turquie a de plus en plus de mal à faire passer pour une guerre civile, doublée d’une famine : le génocide arménien. Les faits historiques sont tenaces et n’ont que faire de la volonté des uns ou de la mémoire des autres. Ils ne disent, n’acquiescent ni ne nient : ils sont.
Le fait que les Turcs refusent jusqu'à aujourd'hui de reconnaître le génocide des Arméniens rend fou. Ce serait comme dire aux descendants des Juifs dans une Europe où les nazis auraient gagné la guerre : il ne s'est rien passé...
Aravni a eu ce destin tragique des victimes de ce génocide ; entre chance inouïe et instinct de vie, elle s’en est sortie. Valérie Toranian, nous raconte là, autant l’histoire d’Aravni, que la sienne propre. Celle d’une gamine qui s’accroche aux jupons de sa Nani et s’empiffre de pâtisseries orientales, d’une adolescente qui, contre l’indifférence et le négationnisme, veut « savoir », pouvoir brandir cette vérité tue, puis d’une future maman qui, tel un scribe, cherche à lutter contre l’oubli en recueillant la parole avant qu’elle ne s’éteigne, avec au creux du ventre, un petit bout d’homme et d’Arménie…
Il faut lire ce livre, cette danse incertaine à la recherche de la vérité, ce fil tendu à craquer de la parole désirée, entre Aravni qui ne peut dire et Valérie qui veut entendre pour consigner les faits, les inscrire dans l’histoire familiale pour pouvoir « tenir debout », génération après génération.Entre malice et réelle souffrance – palpable – Aravni lézarde, ruse face à Astrig – entre compréhension et exaspération – hantée par l’urgence de savoir avant qu’il ne soit trop tard.
Et cet épilogue...
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9 août 1994C'est le mois d'août, le mois où mon fils est mort. Le voilà qui se penche au-dessus du lit. Il s'impatiente. C'est un petit prince, un pacha, un roitelet. Je me demande si je ne l'ai pas trop gâté.
Il y a trois jours, je suis tombée. C'est mauvais, je sais que c'est mauvais. J'ai quatre-vingt-seize ans. Enfin, c'est ce qu'ils croient. Ce n'est pas vraiment ma date de naissance.
(...)
Vram réclame des bonbons. Je n'en ai pas, mon ange. Attends, je vais prendre la boîte en fer. Il y a des tire-bouchons dedans. Astrig et Armen les adorent. Je vais leur en donner aussi. Il faudrait juste que j'attrape la boîte.Sois patient, mon âme adorée, j'arrive.
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Valérie Toranian, C à vous :
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Tags : L'étrangère, Valérie Toranian, Génocide arménien, Témoignage
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Commentaires
Le sujet m'intéresse beaucoup. Je note.
Se sentir étranger, ça a été le cas de mon père, fils de Boch dans une France meurtrie.
Il y a tellement de personnes qui ont ce sentiment malgré des papiers d'identité qui prétendent le contraire.
Oui, ta réflexion est très juste. Ce ne sont pas seulement les papiers qui attestent de notre appartenance, mais la société qui nous entoure, notre famille et la manière dont on vit l'exil en soi...
Je lirais ta critique avec intérêt si tu franchis le pas de la lecture. Ton ressenti m'intéresse.